Nous souhaitons aujourd’hui la bienvenue à un nouvel auteur, Monsieur Jean-Paul Dupré. Il a fait sa carrière en droit comme avocat à Québec pour ensuite faire un certificat en histoire à l’Université Laval au moment de sa retraite. Il vit présentement à Québec. Il est membre de la Société d’histoire de Sherbrooke (Mhist) et de la Société de généalogie de Québec.
Natif de Sherbrooke, au coin de la 9e Avenue Nord et de la rue Belmont, il a passé la principale partie de son enfance et de son adolescence sur la Première Avenue Nord – devenue la rue Kennedy Nord en 1965.
Dans cet article, il nous raconte la petite histoire du changement du nom de la 1ère Avenue à Sherbrooke à celui de Kennedy, suite à l’assassinat du président américain en 1963.
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Le 20 janvier 1965, une photo dans La Tribune annonce l’installation de panneaux indicateurs à l’intersection de la rue King Est et de la rue Kennedy Nord, avec cette légende :
« Rue Kennedy – Le nom de la 1ère Avenue, à Sherbrooke, a été remplacé par celui de Kennedy en mémoire de l’ancien président des États-Unis. Les noms des autres avenues seraient aussi changés prochainement. Cette photo montre la nouvelle plaque indicatrice »[1].

La Tribune de Sherbrooke, le 20 janvier 1965 (BAnQ).
Ce que cette photo ne dit pas, c’est que cet événement marque la fin d’une controverse, commencée deux ans plus tôt, le 22 novembre 1963. Cette journée-là, l’assassinat brutal de John F. Kennedy, ce jeune et charismatique président des États-Unis, crée une onde de choc instantanée. Chacun se souvient où il était et ce qu’il faisait en apprenant la nouvelle et, en ce qui me concerne, j’ai encore l’image très nette de mon titulaire de classe, au Séminaire de Sherbrooke, vêtu de sa soutane noire, nous en faisant l’annonce solennellement.
Sitôt, un déluge de sympathies déferle dans les journaux, qui publient des mots de condoléances en l’honneur du défunt, payés par des industries, des banques, des magasins à rayons, des épiceries[2], des bureaux de comptables ou d’avocats, quand ce ne sont pas des pages complètes[3] dédiées à sa mémoire.
Rapidement aussi, on veut attribuer le nom de ce politicien à une rue, une place, un parc ou un boulevard et Sherbrooke n’échappe pas à cette frénésie. Moins de deux semaines après la tragédie, le 2 décembre 1963, des résidents de la 1ère Avenue, appuyés par une pétition d’environ 150 noms, demandent au conseil municipal que cette rue devienne la rue Kennedy. Le conseil reçoit favorablement cette demande, comme le titre La Tribune le lendemain 3 décembre : « La 1ère Avenue sera baptisée J. Kennedy ». Le journal ajoute que « le maire Armand Nadeau s’est dit heureux qu’une rue de la cité rappelle la mémoire de l’ex-président des États-Unis… l’échevin Marcel Savard a suggéré que le conseil municipal donne le nom du président Kennedy à l’un des nouveaux ponts[4]. Le conseil a cependant été unanime en ce qui a trait au changement de nom de la 1ère Avenue, qui avait d’ailleurs été approuvé par le comité de toponymie. »[5]

Publicité de Steinberg dans La Tribune du 26 novembre 1963 (BAnQ).
Cependant, la semaine suivante, paraît dans La Tribune un article au titre percutant, sinon maladroit étant donné les circonstances[6] : « Une requête au conseil, lundi, pour « tuer » la rue Kennedy ». « Des citoyens de la rue Kennedy… doivent soumettre … une requête demandant de conserver à cette rue le nom de 1ère Avenue. Le curé de la paroisse Saint-Sacrement, le Rév. Père Gérard Delisle, a fait parvenir une lettre dans le même sens à l’échevin Robert Gauthier[7]… On s’objecterait à un perpétuel changement de cette rue, le quatrième en huit ans… Les instigateurs de la requête, qui a circulé sur la rue Kennedy afin de protester contre la décision unanime du conseil, sont Mme Arthur Dupré[8] et M. Gérard Loranger… ». Le Sherbrooke Daily Record publie aussi un article dans le même sens, mais à la une[9].

Titre explosif de La Tribune du 9 décembre 1963 (BAnQ).
Dans la même édition du 9 décembre, comme dans celle du Sherbrooke Daily Record, La Tribune publie une lettre d’opposants, signée par Gérard Loranger[10]. On y explique que cette rue a déjà un nom « logiquement lié à celui des autres avenues dont on devrait aussi changer les noms si l’on supprime la première », on se demande s’il ne vaudrait pas mieux donner ce nom à une nouvelle rue, on avance même qu’on devrait garder le nom de nos rues principales « pour les hommes de valeur de chez nous ». Ce commentaire à saveur nationaliste nous renvoie à l’article de La Tribune[11], où on lit que, selon Marcel Bureau, secrétaire diocésain de la Société Saint-Jean-Baptiste, « … la politique du comité de toponymie est toutefois de suggérer des noms de rues à consonance française. »
Quant au « perpétuel changement de nom » dont se plaindraient les opposants, il faut savoir que cette rue, après s’être appelée First Avenue ou 1ère Avenue, a ensuite été nommée Boulevard Saint-Sacrement (au moins pour la partie nord[12]) pour revenir à 1ère Avenue. La lettre mentionne aussi que la paroisse et l’école normale Sacré-Cœur n’ont pas été consultées, alors que ce changement de nom entraînerait des dépenses de papeterie pour le presbytère et les religieuses.
Les opposants suggèrent d’attribuer ce nom au chemin de l’Université ou à l’un des deux ponts en construction. La requête de protestation contiendrait environ 65 noms, bien que, selon le promoteur du nouveau nom, 90% des résidents sont favorables au changement. Ce dernier admet cependant ne pas avoir demandé l’opinion de la paroisse ou des religieuses « pour ne pas les embarrasser ».
L’opposition réussit néanmoins et, comme l’annonce La Tribune du 10 décembre 1963, le conseil suspend sa décision « pour étude »[13]. Aux dires du maire Nadeau, le conseil a agi « sous l’impulsion du moment » et ne veut pas « s’ériger en juge » dans ce différend. Le curé Delisle aurait aussi mentionné au conseil que seulement 30% des résidents veulent un changement de nom. Enfin, un échevin dit avoir reçu des suggestions de ses électeurs pour que ce soit le boulevard de l’Université qui porte le nom de Kennedy.
Le Sherbrooke Daily Record en traite aussi, avec un titre éloquent : « Kennedy Street or First Ave? no one agrees »[14]. Selon cet article, le Père Gérard Delisle a aussi plaidé que le comité de toponymie de la ville n’avait pas donné son consentement.
Alors que la décision du conseil de ville de Sherbrooke n’est annoncée que dans un entrefilet du journal Le Soleil[15], La Presse publie un article plus élaboré mentionnant que la Société Saint-Jean-Baptiste de la ville de Saint-Jean s’est aussi objectée au nom de Kennedy, étant donné sa politique de favoriser des noms français[16]. Dans ce cas plus précis, la Société Saint-Jean-Baptiste niait les rumeurs qu’un tel changement était fait à sa demande.
Suspendu, le dossier disparaît un temps de l’actualité[17], mais y est ramené par l’anniversaire de l’assassinat l’année suivante. Le 21 novembre 1964, La Tribune titre : « Le nom de la 1ère Avenue sera-t-il changé pour celui de Kennedy ? ». Une délégation de résidents de la 1ère Avenue revient à la charge, insistant notamment sur la foi catholique de Kennedy, et sur le fait que plusieurs municipalités ont déjà commémoré la mémoire de M. Kennedy[18], « l’un des plus grands hommes de notre époque » dit le porte-parole[19].
Cette fois-ci, on ne parle plus d’opposition de paroissiens ni de religieux. Aussi, le 24 novembre 1964, La Tribune et le Sherbrooke Daily Record annoncent l’adoption du nom de Kennedy pour la 1ère Avenue[20]. D’après La Tribune, une « imposante » délégation s’est présentée au conseil (30 personnes d’après le Sherbrooke Daily Record). Fait à signaler, pour le journaliste de La Tribune, « Il a semblé, hier soir, que le nom de la rue Kennedy servira pour le moins de prétexte aux résidents des autres avenues qui désirent aussi des changements de noms. » De son côté, le Sherbrooke Daily Record revient sur l’aspect nationaliste de l’opposition de l’année précédente, en écrivant : « Another reason against the change was that the name was an “English” (not Irish) one. »
À tout événement, si le débat est terminé, tout n’est pas réglé, vu la mention, sous la photo de janvier 1965 dans La Tribune, que « Les noms des autres avenues seraient aussi changés prochainement ». C’est probablement un des arguments utilisés pour calmer l’opposition, puisqu’il est évidemment très étrange d’avoir des avenues numérotées sans avoir l’avenue de départ, comme les opposants l’écrivaient dans leur lettre ouverte en 1963.

Sherbrooke Daily Record, 19 janvier 1965 (BAnQ).
À ce sujet, le Sherbrooke Daily Record du 19 janvier 1965[21] annonce que la Société St-Jean-Baptiste a remis un rapport recommandant plusieurs changements de noms pour des avenues : la 3e Avenue deviendrait la rue Coindre, du nom du fondateur des Frères du Sacré-Cœur, la 4e Avenue la rue L’Heureux, du nom d’un curé de la paroisse St-Jean-Baptiste, la 5e Avenue la rue Royer, du nom d’un architecte, la 6e Avenue la rue Bureau, du nom de Louis Bureau, un notable de la paroisse St-Jean-Baptiste, la 7e Avenue la rue L’Espérance, du nom d’Ovila L’Espérance, peintre et père d’une famille nombreuse et enfin la 8e Avenue la rue Marquis, du nom de Gérard Marquis, un commerçant du quartier.
Sauf pour quelques exceptions, rien de cela ne verra le jour. Au guide officiel des rues de 2023, Sherbrooke a toujours un étrange lot d’avenues numérotées, certaines ne croisant même pas la rue King. Seule la 2e Avenue deviendra la rue St-Jean-Baptiste en décembre 1964, pour être rebaptisée rue Bruno-Dandenault quelques années après. Il faut croire que ces Coindre, L’Heureux ou L’Espérance n’étaient pas suffisamment marquants, puisqu’on ne voit toujours pas de rues à leurs noms au guide officiel actuel de la ville de Sherbrooke[22].
Quant aux opposants de 1963, l’histoire leur donne peut-être raison. L’héritage de Kennedy est plus controversé qu’il ne l’était à sa mort et je doute que quelqu’un fasse pression aujourd’hui pour donner le nom de Kennedy à une rue de Sherbrooke, si celle-ci n’existait déjà, d’autant plus que les fusions municipales ont aussi apporté leur lot de complication, Sherbrooke ayant une rue Président-Kennedy, dans l’ancienne partie de Rock-Forest.
Quand on voit l’infime petit bout de rue attribué à Mère Teresa, entre les rues Larocque et Saint-Louis, on voit que la toponymie ne fonctionne pas toujours au mérite.
Surtout, Sherbrooke est toujours orpheline de sa 1ère Avenue.
Note : L’auteur est né à Sherbrooke, au coin de la 9e Avenue Nord et de la rue Belmont, mais a passé la principale partie de son enfance et de son adolescence sur la Première Avenue Nord – devenue la rue Kennedy Nord en 1965. Il vit à Québec.
[1] La Tribune, 20 janvier 1965, page 3.
[2] Voir par exemple La Tribune du 26 novembre, p. 10, un hommage signé Steinberg.
[3] Dans La Tribune du 26 novembre, c’est toute la page 11 qui lui est dédicacée, avec 32 entreprises signataires.
[4] Probablement les ponts Des Grandes-Fourches et Saint-François.
[5] La Tribune, 3 décembre 1963, p. 2 : « La 1ère Avenue sera baptisée J. Kennedy ».
[6] La Tribune, 9 décembre 1963, page 2 : « Une requête au conseil, lundi, pour « tuer » la rue Kennedy ».
[7] Nous n’avons pas retrouvé cette lettre. Ou alors il s’agit de la même que celle des opposants.
[8] La mère de l’auteur, de son nom civil Cécile Paré.
[9] Sherbrooke Daily Record, 9 décembre 1963, page 1 : « To protest re-naming 1st Ave. for Kennedy »
[10] La Tribune, 9 décembre 1963, page 6: « 1ère Avenue et rue J. F. Kennedy »; Sherbrooke Daily Record, 9 décembre 1963, page 4 : « Why not a new street for Kennedy ». Notons que, dans sa version anglaise, la lettre est signée par « A Group of Citizens » et non par Gérard Loranger comme dans sa version française. Notons aussi qu’on semble faire une différence entre cette lettre et celle du Père Delisle, qui ne semble pas avoir été publiée.
[11] Voir note 5 plus haut.
[12] Voir la carte City of Sherbrooke sur BAnQ. On y voit bien la mention du boulevard Saint-Sacrement pour la partie nord, et « 1ère Avenue » pour la partie sud. Notons aussi le boulevard Belmont, qui deviendra plus tard le prolongement de la rue King Est (https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2244036).
[13] La Tribune, 10 décembre 1963, p. 3 : « Le conseil suspend sa décision pour études – La rue Kennedy aura-t-elle une vie de courte durée? ».
[14] The Sherbrooke Daily Record, 10 décembre 1963, p. 3: « Kennedy Street or First Ave? no one agrees ».
[15] Le Soleil, 10 décembre 1963, p. 2 : « Sherbrooke retarde une décision ».
[16] La Presse, 11 décembre 1963, p. 38 : « À St-Jean et à Sherbrooke – Objections au nom de Kennedy »
[17] Selon le compte-rendu d’une réunion du conseil municipal, la ville aurait aussi reçu une correspondance demandant que le nom de Kennedy soit attribué à la rue Short : Procès-verbal d’une séance spéciale du conseil municipal tenue à l’hôtel de ville, le 13 janvier 1964 à 8 hres p.m.
[18] La Commission de toponymie du Québec énumère plus d’une centaine de lieux ou de rues portant le nom de Kennedy. Ces derniers ne sont pas tous reliés à J. F. Kennedy, mais plusieurs villes ou villages au Québec honorent sa mémoire, dont Montréal, Québec, Joliette, Granby, etc. Mentionnons aussi la Route du Président-Kennedy, sur la rive sud de Québec, qui part du fleuve Saint-Laurent pour se rendre à la frontière américaine en traversant villes et villages, dont la création aurait eu lieu par décret le 4 décembre 1963 : https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/ToposWeb/recherche.aspx?s=kennedy
[19] La Tribune, le 21 novembre 1964, p. 2 : « Le nom de la 1ère Avenue sera-t-il changé pour celui de Kennedy ? ».
[20] La Tribune, le 24 novembre 1964, p. 3 : « Un autre changement – La 1ère Avenue devient Avenue KENNEDY »; Sherbrooke Daily Record, 24 novembre 1964, p. 1 : David Webster « 1st Avenue re-named in honor of Kennedy »
[21] Sherbrooke Daily Record, 19 janvier 1965, p. 3 « Numbered Street to go? Sherbrooke’s St. Jean Baptiste Society urges changing of East Ward Street names ».
[22] Il y a cependant les rues Louis-Bureau et Bureau dans l’est, une rue Le Royer près de l’Université et une minuscule rue Marquis dans l’est.
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