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Barbe Hallay, la possédée du démon – Une arrivée remarquée en Nouvelle-France

Aujourd’hui, nous souhaitons la bienvenue à Madame Claudette Rodrique comme nouvelle auteure sur ce site. Membre de la Société de généalogie des Cantons-de-l’Est, assidue de L’Entraide numérique et de nos chroniques de lectures et avide lectrice, elle nous propose un premier article d’une lecture récente qui l’a marquée. Celle d’un livre récemment publié, en anglais seulement : The possession of Barbe Hallay, Diabolical Arts and Daily Life in Early Canada, publié chez McGill-Queen’s University Press. Une histoire de possession diabolique au début de la Nouvelle-France, au coeur de Québec naissant avec des personnages historiques come Marie de l’Incarnation et Monseigneur de Laval qui seront appelés à s’occuper de cette histoire préoccupante pour les institutions religieuses.

Parmi nos chroniques de lectures, nous pensions développer une sous-série pour permettre à nos lecteurs d’aller plus en profondeur sur un livre en particulier, au-delà des résumés courts de nos chroniques de lectures régulières. Partager une lecture qui marque un des nos lecteurs pour inciter d’autres lecteurs à s’intéresser aussi au même bouquin.

Dans ce cas précis, Madame Rodrigue recherche présentement l’histoire de ses familles. Il s’avère que cette Barbe Hallay fait partie de la généalogie de sa famille, ce qui l’a poussée à creuser cette histoire. Barbe Hallay est l’ancêtre directe de son arrière-grand-mère Philomène Carrier.

Si ce genre d’exercice vous intéresse, joignez-vous à Madame Rodrigue qui a aimé cette expérience d’écriture et qui a l’intention de récidiver prochainement.

Temps de lecture estimé – 20 minutes

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Barbe Hallay, la possédée du démon

Une arrivée remarquée en Nouvelle-France

Lecture faisant l’objet de l’article : Cowan, Mairi. The Possession of Barbe Hallay, Diabolical Arts and Daily Life in Early Canada, McGill-Queen’s University Press, 2022.

Voici un ouvrage étonnant, la micro-histoire à son meilleur !

C’est l’histoire de Barbe Hallay, une jeune domestique de la Seigneurie de Beauport qui a été dite possédée du démon vers 1660-62. Plusieurs prêtres et François de Laval lui-même tenteront l’exorcisme mais échoueront. Les traitements dispensés par les religieuses de l’Hôtel-Dieu n’auront pas plus de succès. De retour à la Seigneurie, Barbe sera délivrée de ses tourments par une femme laïque, la seigneuresse Marie Regnouard elle-même. Par la suite, Barbe aura une vie tout à fait normale.

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Dans cet ouvrage de près de 300 pages, l’historienne Mairi Cowan va chercher réponses à des questions telles que :

  • Barbe Hallay a-t-elle réellement été possédée du démon ?
  • Pourquoi certains observateurs ont-ils cru en la possession plus volontiers que d’autres?
  • Comment le comportement démoniaque est-il apparu à la fois semblable et différent de d’autres prétendues possessions de l’époque ?

Cette enquête historique va beaucoup plus loin qu’une description d’événements étranges survenus au début des années 1660. C’est une occasion exceptionnelle d’observer la colonie française et d’étendre notre analyse à l’histoire sociale et religieuse de la Nouvelle-France dans le contexte plus large de l’Europe.

Pour ce faire, l’auteur procède à une analyse détaillée de plusieurs sources souvent disparates et divergentes afin de comprendre non seulement ce qui est arrivé mais aussi comment les gens comprenaient leur expérience au milieu de ce XVIIe siècle, et ce, avec les connaissances que nous avons aujourd’hui. Cette investigation nous laisse entrevoir comment les croyances et les actions des protagonistes étaient façonnées par les forces historiques de migration, d’empire, de colonisation, de classe, de genre, de religion, d’autorité.

Les personnages de l’histoire

Le Sacrifice d’Abraham (ça ne s’invente pas…), c’est le nom du navire qui a transporté de La Rochelle à Québec, à l’été 1659 : 

  • François de Laval, le nouvel évêque de Pétrée (en Palestine) et nonce apostolique de la Nouvelle-France ; 
  • La famille Hallay, les parents et leurs trois enfants dont Barbe, âgée d’environ treize ans ;
  • Daniel Vuil, le nouveau meunier engagé par le Seigneur de Beauport.

D’autres entreront en scène : l’ursuline Marie de l’Incarnation (à travers ses écrits), le jésuite Paul Ragueneau (par ses actions et ses écrits), l’hospitalière Catherine de St-Augustin (qui prendra soin de Barbe à la demande de Laval), le gouverneur Pierre de Voyer d’Argenson (qui aura des démêlés avec François de Laval), et bien sûr Marie Regnouard, la seigneuresse de Beauport (qui délivrera Barbe).

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Un excellent aperçu de l’ouvrage est offert dans une entrevue menée par Sylvain Lumbroso avec l’historienne Mairi Cowan intitulée L’affaire Hallay enfin révélée, Revue d’histoire de la Nouvelle-France, No 2, printemps 2023.

Dans cet entretien, l’auteure raconte comment elle a développé un intérêt pour cette histoire au point d’y consacrer un livre entier :

« En 2013, j’étais en vacances avec ma famille dans la ville de Québec. J’en ai profité pour lire les lettres de Marie de l’Incarnation, ce témoin incontournable de la vie de la colonie au XVIIe siècle en Nouvelle- France. La soeur ursuline aborde à plusieurs reprises l’histoire de Barbe Hallay. Cette possession m’a captivée d’entrée de jeu. Cet épisode hors norme à éveillé ma curiosité ; j’ai voulu en savoir plus sur cette fille infestée par les démons et sur l’homme qu’elle accuse de sorcellerie. (…) Au départ, je voulais me lancer dans un survol complet des affaires impliquant la démonologie en Nouvelle-France. L’affaire Hallay aurait été un des chapitres de cet ouvrage. Mais plus le temps avançait et moins j’arrivais à me détacher de cet étrange événement. Mon obsession m’a amenée à consacrer un ouvrage entier à cet exemple unique (…).»

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Voici un bref survol de l’ouvrage.

La traversée de l’Atlantique

C’est un examen des tendances de la mobilité française au XVIIe siècle. Que connaissaient les immigrants à propos du Canada ? Comment Kébec a-t-il pu apparaître à Barbe à son arrivée ? Qui étaient Barbe Hallay, Daniel Vuil et François de Laval (les trois personnes au centre du récit) ?

Apparaît immédiatement l’importance du catholicisme affirmé dès 1627 dans le design colonial de la Nouvelle-France. Les standards catholiques différents du futur évêque de Kébec et ceux d’une simple famille qui suit les rituels établis ; l’identité religieuse discordante de Daniel Vuil : protestant en quittant la France, même s’il va renoncer à sa religion en arrivant, ceux qui vont sous peu le suspecter de sorcellerie vont se souvenir de son passé huguenot. D’autant plus que le projet de colonie catholique idéale est en réalité plus désordonnée qu’attendu par les leaders religieux. 

À cette époque, une certaine proximité de la religion et de la magie n’est pas négligeable : la religion qui essaie d’influencer le pouvoir divin et la magie qui utilise des pouvoirs supernaturels. Il y a eu des phénomènes comme des comètes qui ont inquiété et en 1663 un grand tremblement de terre qui a été considéré comme une punition divine pour les péchés des colons… 

La domestique, le meunier et l’infestation de la Seigneurie

Peu après son arrivée, Barbe est engagée comme domestique à la seigneurie de Beauport. Très tôt, elle manifeste des signes de possession. Elle en tient responsable Daniel Vuil qui insiste pour la marier, ce qu’elle refuse.

La rumeur court. Marie de l’Incarnation hésite entre possession et obsession. Elle est la seule à éviter un jugement ferme. 

Les manifestations de possession de Barbe suivent le cours attendu de la possession en France. L’âge de Barbe, son genre, son statut social le confirment. Daniel correspond à la description contemporaine des sorciers par ses comportements anti-sociaux d’autant plus que les meuniers sont souvent soupçonnés de malhonnêteté. Le rejet d’une offre de mariage est aussi connu en Europe, mais le contexte social est particulier en Nouvelle-France où le déséquilibre démographique crée une énorme pression sur les filles : douze hommes célibataires pour une fille à marier.

Par ailleurs, la possession peut être interprétée comme une stratégie pour éviter un mariage non désiré, une interférence avec la hiérarchie et les attentes sociales.

François de Laval prend cette affaire très au sérieux : il ordonne à des prêtres d’exorciser Barbe mais sans résultat, il y procède lui-même mais échoue ; il confie Barbe aux soins de Catherine de St-Augustin à l’Hôtel-Dieu ; il accuse Daniel Vuil d’être hérétique, blasphémateur, profanateur de sacrements, et exige du gouverneur son emprisonnement et sa condamnation. Le gouverneur Pierre de Voyer D’Argenson considére les crimes religieux hors de ses compétences. Il s’objecte, finit par s’en trouver malade et retourne en France. Dans l’intérim, Daniel Vuil est arquebusé… ce qui n’était pas une exécution mais plutôt un assassinat.

Marie de l’Incarnation note que d’Argenson a été sans reproche et François de Laval, zélé et inflexible !

Les missionnaires démonologistes 

À l’Hôtel-Dieu, les hospitalières soignent le corps et l’âme selon leur tradition européenne. Cependant, les soins spirituels sont réservés au clergé, des hommes, et les opinions varient quant à la pratique de l’exorcisme.

En Nouvelle-France, la mission première des hospitalières était le soin des autochtones en vue de leur conversion à la religion catholique. Dans les années 1660, cette mission est sérieusement compromise vu les médiocres résultats du travail missionnaire. La déception est grande, l’incertitude aussi.

Au moment de l’admission de Barbe à l’Hôtel-Dieu, Kébec connaît une épidémie de maladie respiratoire très contagieuse et mortelle. Cette maladie est associée aux sorciers et magiciens qui empoisonnent l’air. Barbe est déjà possédée… mais sans ce symptôme respiratoire.

Catherine de St-Augustin est déjà connue comme possédée du démon, mais en contrôle, donc une sainte. Pour soigner Barbe, elle fait appel au martyr Jean de Brébœuf. Elle se sert de ses reliques. 

Rien n’y fait. Même après l’exécution de Daniel Vuil, Barbe est toujours obsédée-possédée. Elle retourne à Beauport !

La délivrance de Barbe

C’est la maîtresse de maison, la seigneuresse Marie Regnouard, épouse de Robert Giffard, qui va prendre soin de la domestique tourmentée vivant sous son toit. C’est une femme de l’élite de la colonie, elle a des relations personnelles avec les leaders de la médecine et de la religion. 

Elle va se servir de tous les moyens (rites d’exorcisme – interdits aux femmes surtout laïques…) (relique de Jean de Brébœuf offerte par le jésuite Ragueneau) pour aider Barbe. Elle va surtout l’aider à distinguer sa propre voix de celle du démon et ainsi la remettre sur ses deux pieds.

Sur l’autre rive

La possession de Barbe aura duré environ deux ans. Une fois rétablie, elle sera au service de différents employeurs, dont l’Hôtel-Dieu. Elle épousera Jean Carrier en 1670 et le couple s’installera à la seigneurie de Lauzon. Le reste de sa vie sera parfaitement normale. 

Ici se termine l’histoire de Barbe, possédée, racontée par Mairi Cowan.

La marque qu’elle apposera en page 3 de son contrat de mariage est la seule trace directe de Barbe.

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Barbe et Jean auront 4 enfants et une grande postérité. Trois de leurs enfants se trouvent dans mon arbre généalogique. Je m’intéresserai prochainement à la vie de ce couple d’ancêtres sur la Rive-Sud avant le déplacement de certains de leurs descendants vers la Nouvelle-Beauce.

À l’époque de Barbe, l’accès à Pointe-Lévy, par le fleuve, était à proximité des sites de plusieurs nations autochtones qui y pratiquaient la pêche.

«Vue d’un campement indien près de la Pointe de Lévy, en face de Québec». Aquarelle créée par Thomas Davies en 1788.
Source : Musée des Beaux-Arts du Canada.

COMMENTAIRES

Tout au long de la trame narrative de l’histoire de Barbe, j’ai relevé quelques thèmes qui colorent fortement les événements rapportés et qui valent certainement d’être relevés.

L’état précaire de la colonie vers 1660 due notamment à : 

  • la mésadaptation aux conditions climatiques accentuée par l’incompréhension de la présence du grand froid aux mêmes latitudes que l’Europe ;
  • la méconnaissance de la géopolitique autochtone dans le continent associée à la peur phobique des Iroquois;
  • la remise en question de la religion universelle des français par le pluralisme religieux autochtone, l’échec du grand projet missionnaire de la conversion des sauvages.

Une autorité religieuse exacerbée

Les jésuites avaient été au cœur de l’écroulement récent de la Huronie et y avaient laissé des soi-disant martyrs qui n’ont jamais eu à apostasier… le refus de renier sa religion n’était-il pas la cause des martyrs dans la tradition chrétienne ? En Nouvelle-France, ce sont plutôt les Huguenots qui devaient apostasier !

  • Le contexte exigeait un réalignement de l’effort missionnaire vers les colons eux-mêmes. Les hospitalières vont dans cette direction, bien que la mystique Catherine de St-Augustin fasse bande à part, soutenue en cela par François de Laval qui met le jésuite Paul Ragueneau à contribution. Il faut mousser les mérites de Catherine qui triomphe du démon et de Brébeuf qui fait des miracles. Laval prépare des canonisations !
  • Le statut de François de Laval qui relève directement de Rome en tant que nonce apostolique est certainement problématique. Cowan clarifie cette histoire qui est un pied de nez à l’archevêché de Rouen, responsable des services spirituels dans la colonie. Elle cite Marie de l’Incarnation qui signale que Laval est évêque de Pétrée (en Palestine) et non de Kébec, qui explique que ce titre est sujet de désaccord entre la cour de Rome et celle de France, qui mentionne que ce désaccord est lié à la dispute entre gallicans qui veulent un plus grand contrôle royal sur l’Église catholique et les ultramontains qui favorisent le contrôle de Rome.
  • Les fonctions du Gouverneur en sont d’autant compliquées. François de Laval est là pour forcer les choses et sauver les meubles du missionnariat en Nouvelle-France.

Deux femmes remarquables

Dans toute cette histoire, deux femmes se distinguent : 

Marie de l’Incarnation

Elle a connu en France des expériences de possession chez les sœurs cloîtrées, les Ursulines. Elle est avertie et ne va pas s’engager dans la surenchère. C’est elle qui suggère obsession ou possession. Elle garde la tête froide. Quand des dangers se présentent, elle engage ses sœurs à prendre des mesures de sécurité et à prier seulement ensuite, à l’inverse des mystiques de l’Hôtel-Dieu qui prient sans se protéger… 

Dessin de Marie de l’Incarnation. Source: Ville de Montréal, Gestion de documents et archives.

Marie Regnouard

Très subtile, cette seigneuresse a les pieds sur terre et peut aussi se servir de moyens ésotériques sans se mettre à dos les leaders religieux de l’époque. 

Quelques années plus tard, elle sera aux côtés d’une autre de mes ancêtres, Anne Le Roy, fille du roi, quand elle s’engagera par contrat de mariage à Jean Rodrigue.

Signature de Marie Regnouard le 13 octobre 1671. Source: Contrat de mariage d’Anne Le Roy et Jean Rodrigue, greffe du notaire Romain Becquet.

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