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Anna  Canfield  (1772-1825)  pionnière des Cantons-de-l’Est

Voici un nouvel article sorti des archives de la revue L’Entraide généalogique à l’occasion du 45e anniversaire. Il a été écrit par Gabriel Martin. Cet article lui a valu le Prix Raymond-Lambert du meilleur article en 2018.

Anna Canfield figure au rang des oubliées de l’histoire des Cantons-de-l’Est. Mais qui était donc cette femme, aujourd’hui occultée de l’historiographie régionale? Elle avait épousé Gilbert Hyatt, considéré comme le fondateur de Sherbrooke.

Temps de lecture estimé – 11 minutes

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L’histoire de la colonisation des Cantons-de l’Est est relativement bien connue dans ses grandes lignes. Cependant, le récit des vies individuelles de nos pionniers et pionnières reste à faire en grande partie. Anna Canfield figure au rang des oubliées. Mais qui était donc cette femme, aujourd’hui occultée de l’historiographie régionale?

Née le 7 mars 1772 à Arlington (Vermont) de l’union de Nathan Canfield et Lois Hard, la jeune Anna Canfield déménage dans le canton bas-canadien d’Ascot (1) durant les années 1790, en compagnie de son mari, le loyaliste Gilbert Hyatt. Alors que Gilbert s’occupe d’arpenter et d’aménager le territoire, Anna s’assure d’élever leurs six enfants, Galen, Charles, Maria, George, Gilbert et Henry (2), dans les conditions difficiles que suppose la vie en ce coin de pays encore en friche (3). En dépit de sa situation précaire, la famille se prévaut tout de même d’une certaine respectabilité sociale dans la petite communauté anglophone dont elle fait partie, conformément à ce que suggère le titre de courtoisie officieux d’écuyer, utilisé par Gilbert pour être symboliquement associé à la noblesse terrienne (4) .

Si l’historiographie contemporaine retient surtout le nom de son mari, Anna Canfield ne se limitait pourtant pas au rôle d’épouse passive. C’est du moins ce que laisse croire un acte de vente daté du 19 août 1812, passé devant le notaire Léon Lalanne (5), par lequel elle achète deux lopins de terre à David Moe, un autre pionnier de la région (6). En prenant part à cette transaction foncière, Anna aide activement son époux à récupérer certains terrains qu’il avait perdus en raison de ses dettes. Cette femme instruite, qui écrit pratiquement sans faute, se révèle donc aussi être une femme informée, au fait des affaires familiales.

Par ailleurs, un peu plus d’un an après le décès de Gilbert en 1823, Anna continue certaines des démarches qu’il avait entreprises et demande que les travaux d’arpentage qu’il avait effectués soient compensés financièrement. L’administration gouvernementale n’accède toutefois pas à cette requête, laissant par conséquent la veuve et ses enfants dans l’infortune.

La famille n’est pas au bout de ses peines, puisqu’Anna décède le 23 novembre 1825, comme le révèlent les registres de l’église anglicane d’Ascot (7). Elle laisse alors dans le deuil quatre fils et une fille, un peu plus de deux ans après la mort de son mari et une dizaine de jours après celle de Galen, son fils ainé de 26 ans.

Le 14 juin 1826, un peu moins d’un an après qu’Anna se soit éteinte, Charles Hyatt, âgé de 25 ans, requiert qu’on nomme un tuteur qui veillerait sur ses trois frères et qu’on nomme un responsable qui s’occuperait des terrains laissés vacants par ses parents (8). La demande évoque les dettes d’Anna et les quelques biens ménagers, outils agricoles et animaux d’élevage qu’elle laisse derrière elle, un héritage qui offre un vague portrait des possessions matérielles de la famille.

Au-delà de ces bribes d’informations fraîchement déterrées d’archives vieilles de pratiquement deux siècles, on n’en sait guère plus sur Anna Canfield (9). Sans donner prise aux fantasmes hagiographiques ni verser dans de hasardeuses conjectures, il semble tout de même autorisé de considérer que l’histoire de cette pionnière puisse contribuer à jeter une lumière plus franche sur l’idée que nous nous faisons de la colonisation des Cantons-de-l’Est. Comme bien des femmes de l’époque, Anna Canfield est reléguée aux interstices de la documentation de première main. Comme bien des femmes de l’époque aussi, elle est ignorée par l’historiographie traditionnelle, qui sous-représente les membres de certains groupes sociaux, sous les oripeaux d’une scientificité plus biaisée qu’on ne le voudrait sans doute (10).

Alors que les noms de différents lieux des Cantons-de-l’Est pérennisent la mémoire de Gilbert Hyatt depuis plusieurs années (11), Anna Canfield demeure pour sa part dans l’ombre. Souhaitons donc que la toponymie régionale compense les lacunes documentaires et honore un jour cette femme à son tour. Il en va d’un devoir de mémoire, mais aussi d’un devoir d’équité.

Anna Canfield, bien qu’elle soit systématiquement nommée avec son nom de naissance dans les documents de première main, utilise le nom marital d’Hyatt dans ses signatures.

La signature est tirée du brouillon d’une lettre d’Anna Canfield, adressée au lieutenant-gouverneur Francis Nathaniel Burton, [1824], [Ascot] (Centre de ressources pour l’étude des Cantons-de-l’Est, fonds « Famille Hyatt », série « Correspondance », cote CA E001 P004-003).

Les parcelles des lots 17 et 18 du 7e rang, acquises en 1812 par Anna Canfield, se situent sur la rive gauche de la rivière Saint-François et sont de nos jours traversées par la rue King Ouest et la rue Galt Ouest (12).

Notes et références :

(1) Afin d’éviter une méprise courante, selon laquelle la famille d’Anna se serait initialement installée au confluent des rivières Magog et Saint-François, notons que « le premier établissement de Gilbert Hyatt dans Ascot correspond à l’actuel petit village [ou hameau] de Capelton, au confluent des rivières Coaticook et Massawippi, et non au site des Grandes-Fourches (Sherbrooke).» (Kesteman, Jean-Pierre, Les débuts du canton d’Ascot et de la ville de Sherbrooke, Sherbrooke, Département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, 1984, p. 12).

(2) L’histoire d’Anna Canfield et de ses proches peut notamment être étudiée grâce au fonds d’archives de la famille Hyatt, conservé à Lennoxville, au Centre de ressources pour l’étude des Cantons-de-l’Est (CRCE) de l’Université Bishop’s (cote P004). Une retranscription des principaux documents de ce fonds, publiée en 1993 sous le titre de Gilbert Hyatt fonds/Fonds Gilbert Hyatt, peut aussi être consultée à la Société d’histoire de Sherbrooke (cote 923.8H992016 C397g) et à BAnQ Sherbrooke (cote 026.971466 C39767g 1993). Sauf mention contraire, les principales informations dévoilées par le présent article proviennent de ce fonds.

(3) La correspondance d’Eliza Louisa Dobson (1806-1850) révèle combien la vie dans les Cantons-de-l’Est pouvait être rude pour les femmes qui y ont vécu durant la première moitié du 19e siècle (voir Vansittart, Jane, Lifelines: The Stacey Letters, 1836-1858, London, Peter Davies, 1976 et Kesteman, Jean-Pierre, « Ces femmes courageuses de nos cantons », Sherbrooke, L’Estrie : magazine régional, vol. 1, no 6, avril 1979, p. 12-13).

(4) À l’époque, le titre d’écuyer (sous sa forme anglaise originale esquire) était utilisé avec le sens générique de gentilhomme. Au Bas-Canada, ce titre était notamment employé par les loyalistes propriétaires de terres en tenure libre et en pleine propriété (couramment dites en franc et commun socage, de l’anglais in free and common socage). L’appellation anglaise d’esquire était plus prestigieuse que celle de yeoman, que l’on traduit imparfaitement par paysan, cultivateur, fermier ou propriétaire foncier.

(5) « Sale by David Moe to Anna Canfield », 19 aout 1812, Ascot (BAnQ Sherbrooke, fonds « Cour Supérieure. District judiciaire de Bedford. Greffes de notaires », série « Léon Lalanne », cote CN502, S26). Une reproduction sur microfilm des greffes notariaux du district judiciaire de Bedford est aussi disponible dans le même centre d’archives (cote M500, 56). De plus, un enregistrement de cette transaction, daté du 19 juillet 1830, figure dans les actes du Registre foncier du Québec (Circonscription foncière de Sherbrooke, registre B, volume A1, p. 28-29, numéro d’inscription 28 RBA1; accessible en ligne au www.registrefoncier.gouv.qc.ca).

(6) Notons au passage que la rivière Moe, située dans les Cantons-de-l’Est, doit son nom à un membre de la famille de ce pionnier.

(7) Anna est inhumée le lendemain de sa mort, en présence de trois de ses enfants (Charles, George et Maria), sous les auspices du révérend Clément Fall LeFebvre (BAnQ Sherbrooke, fonds « Cour supérieure. District judiciaire de Saint-François. État civil », série « Ascot Anglican Church », 1825, p. 23B, cote CE501, S32; accessible en ligne au bibnum2.banq.qc.ca/bna/ecivil).

 (8) « Ex parte on Petition of Charles Hyatt, and George Hyatt & al. [et alii] minors », 14 juin 1826, Sherbrooke (BAnQ Sherbrooke, fonds « Testaments. District judiciaire de Saint-François », série « Greffe de Sherbrooke », sous-série « Registres des procédures et des jugements », cote CT501, S8, SS2, contenant 1980-05-703/1).

(9) Cela dit, nous ne disposons actuellement pas d’un portrait complet des lignées maternelle et paternelle d’Anna Canfield. Toute personne désirant contribuer à l’avancement des recherches est donc invitée à relever ce défi généalogique.

 (10) Dans ses nombreux travaux incontournables, l’historienne sherbrookoise Micheline Dumont aborde les questions de la sous-représentation des femmes par des réflexions valides aussi bien pour la « grande histoire nationale » que pour la « petite histoire locale » (voir Découvrir la mémoire des femmes. Une historienne face à l’histoire des femmes, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2001 et Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2013).

(11) À Sherbrooke, le pont Dufferin est renommé pont Gilbert-Hyatt en 1983 (Baker, Doris, « Le pont Hyatt succède au pont Dufferin », Sherbrooke, La Tribune, 71e année, no 189, 30 septembre 1980, p.A3). Les appellations des deux rues Hyatt sont pour leur part officialisées dans la décennie suivante, celle de Sherbrooke en 1991 et celle de Stanstead en 1997 (Banque de noms de lieux du Québec; accessible en ligne au http://www.toponymie.gouv.qc.ca). Notons aussi que, depuis 2014, sous l’effet de pressions citoyennes, la signalisation de Waterville indique explicitement qu’un tronçon de la route 143 était anciennement la route Gilbert-Hyatt (Carbonneau, Maryse, « Gilbert Hyatt réhabilité sur la route 143 », Sherbrooke, La Tribune, 105e année, no 209, 29 octobre 2014, p. 11).

(12) Carte inédite réalisée d’après l’acte notarié du 19 août 1812 précédemment mentionné, lequel indique qu’Anna Canfield a acquis « two Tracks of Land situate, lying & being in the aforesaid Township of Ascott [sic], known & distinguished by Lots Number Seventeen & Number Eighteen in the Seventh Range of Lots […] beside those parts thereof which have been conveyed to Moses Nichols Esquire, & to Willard Carleton […] which lie on the easternly side of the River St. Francis, the parts hereby meant to be conveyed being what remains of what lies between the said River St. Francis & Magog River »

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