Plateforme de publication d'articles de la Société de généalogie des Cantons-de-l'Est portant sur des sujets liés à la généalogie, à l'histoire et au patrimoine.


Les vieux métiers – Le sucrier

Madame Denise Dodier-Jacques avait écrit dans L’Entraide généalogique une série d’articles connue sous le nom Les Vieux Métiers. Cette série a été publiée il y a une trentaine d’années, en 20 épisodes échelonnés entre 1990 et 1996. Peu d’entre nous se rappellent donc de cette série qui a marqué son époque. Pas moins de quatre de ces articles s’étaient mérités le prix Raymond-Lambert du meilleur article de l’année.

Nous avons retracé les 20 épisodes en question qui vous sont présentés graduellement au fil des prochains mois. Ce dixième article intitulé Le sucrier a été publié il y a près de 30 ans, soit au début de 1996. Il reflète donc l’état des choses à cette époque.

Madame Denise Dodier-Jacques (photo de la revue L’Entraide généalogique 1996 no. 19-1)

Temps de lecture estimé – 15 minutes

*****

LE SUCRIER

L’arrivée de la saison des sucres me rappelle immanquablement le rationnement du sucre au temps de la guerre. En effet, notre famille avait la dent sucrée. Les coupons permettant l’achat de sucre nous manquaient souvent. L‘échange, entre amis, de différents coupons de nourriture contre ceux de sucre et les produits de l’érable, venant de l’oncle héritier de la terre paternelle, ne réussissait pas à satisfaire nos besoins de sucre. L’achat d’une érablière, par mes parents, arrivait donc à point et par le fait même le premier sirop produit fut bien accueilli de nous tous. Et depuis à chaque début de printemps nous allons à la cabane à sucre nous gaver de tire et faire nos provisions annuelles.

Bien avant l’arrivée des Blancs au Canada, les Amériendiens avaient appris à extraire l’eau des érables qu’ils employaient pour des fins médicinales et alimentaires. Ils faisaient une entaille dans le tronc des érables et fixaient au bas de l’entaille un copeau de bois, celui-ci acheminait l’eau dans un récipient d’écorce. Ils transformaient l’eau en un sirop en le faisant réduire par ébullition. Les Indiens connaissaient le procédé de fabrication du sirop d’érable, mais leurs récipients rudimentaires ne leur permettaient pas d’en tirer du sucre.

Les premiers arrivants de la colonie ont noté l’existence de ce sucre liquide et en ont apprécié le goût et la valeur. Ils ont appris des Indiens à faire la cueillette de l’eau d’érable et à fabriquer le sirop. Les sucriers ont avec le temps amélioré les techniques de fabrication.

Vers 1700, l’industrie du sucre d’érable était déjà établie. Six ans plus tard la production annuelle sur l’île de Montréal était d’environ 30 000 livres de sucre d’érable. Le sucrier ne produisait que pour les besoins de sa famille. Toute sa production était transformée en sucre dur, qui pouvait se conserver à l’air libre pendant un an.

À cette époque, les cabanes à sucre ne ressemblaient pas à celles que nous connaissons aujourd’hui, ni même à celles que nos parents ont connues. Vers la fin du 18e siècle, le notaire Boisseau écrivait ceci: «Les habitants qui veulent faire du sucre d’érable se transportent dans les érablières avec un grand chaudron de 10 seaux, des haches, des batte-feu, pierre-fusil, une pelle, et des vivres; ce qu’ils transportent, sur une petite traine, à leur cou, étant impossible d’y aller avec des chevaux» (1). Une fois rendus, ils construisaient une petite cabane ronde, d’environ 20 pieds, avec un trou au centre pour laisser passer la fumée du feu qu’ils faisaient au milieu de la cabane.

L’entaillage était semblable: au lieu du copeau, ils enfonçaient une goudrelle en bois de cèdre, qui conduisait l’eau d’érable de l’entaille au cassot ou à l’auge de bois déposé sur la neige au pied de l’érable.

Le sucrier est la personne qui recueille l’eau d’érable qui sera évaporée et qui donnera du sirop d’érable. En une courte phrase, c’est celui qui fabrique les produits de l’érable. Les sucriers traditionnels sont animés avant tout par l’amour du métier. Pour le sucrier, le temps des sucres «évoque la liberté du coureur des bois et sa soif d’indépendance. Il marque un temps d’arrêt dans le quotidien, un moment privilégié de communion avec la nature» (2). L’acériculture est pour eux une sorte de religion. Ils passent plusieurs heures dans leur sucrerie mais ils ne les comptabilisent sûrement pas toutes.

Les rudiments du métier de sucrier se transmettent de père en fils. L’enfant dès son enfance suit et observe son père. Il apprend ainsi les techniques de la fabrication des produits de l’érable, entre autres à déterminer le moment propice de l’entaillage, le meilleur procédé d’extraction de l’eau, le nombre idéal d’érables. Le sucrier doit être minutieux, patient, observateur et attentif à son travail. Il doit apprendre à évaluer la cuisson pour chacun de ses produits. Il lui arrivait à l’occasion de ne pas atteindre son but.

Des cours d’appoint sont offerts aux acériculteurs. Ils peuvent participer à des colloques portant sur l’érable. Le gouvernement du Québec leur offre des services, de la documentation et des guides techniques traitant de la fabrication du sirop d’érable.

Le sucrier travaille dans son érablière et dans sa cabane à sucre. Dans l’érablière, il procède à l’entaillage exclusif des érables à sucre et des érables rouges aussi nommées ‘’plaines’’. Cette période se situe, à la fonte des neiges, entre le 1er et le 15 mars et dure environ 6 semaines. L’entaillage consiste à percer un trou, de 5 cm de profondeur, dans le tronc de l’érable avec une mèche de 1 cm de diamètre et à enfoncer à coups de marteau un chalumeau. Le sucrier accroche au chalumeau un seau pour recueillir l’eau d’érable. La sève commence à couler immédiatement si la température est favorable. Un érable, selon sa grosseur, peut avoir d’une à quatre entailles. Le sucrier, à l’aide d’un seau, se déplace en raquettes pour cueillir l’eau. Elle est ensuite vidée et transportée dans un tonneau posé sur un traîneau. Celui-ci est tiré par un cheval, plus tard par un tracteur, et ce jusqu’au réservoir central. Dans la cabane à sucre, il procède à la transformation de l’eau. La concentration du sucre est le but de son travail.

Les phases de la fabrication du sucre comprennent entre autres: l’eau d’érable, telle que recueillie après avoir entaillé l’érable; le réduit résultant d’une courte évaporation; le sirop proprement dit et après une plus forte évaporation: le sucre d’érable. Le sirop très réduit versé sur la neige pour le faire durcir donne un sucre caramélisé, transparent, dite tire sur la neige.  ‘’La fabrication des produits de l’érable est basée sur le fait que la température d’ébullition d’un liquide augmente avec sa densité’’. (3)

L’eau d’érable bouillie, plus ou moins longtemps et à des degrés de chaleur plus ou moins élevés, nous donne une variété de produits tous délicieux: le réduit (légère évaporation de l’eau), que nos ancêtres et contemporains ont, à l’occasion, arrosé généreusement de ‘’ptit blanc’’ ou de gin; le sirop proprement dit; la tire d’érable; le sucre mou; le sucre dur, nommé populairement sucre du pays; le beurre d’érable; les bonbons. Un nouveau produit vient de s’ajouter à la variété des produits déjà connu: le sucre d’érable granulé et vendu en sachets. Les produits de l’érable sont de purs délices. Des emballages cadeaux sont aussi offerts, rien de mieux pour faire connaître les produits de l’érable. Ils sont très appréciés par ceux qui les reçoivent. Il existe aussi une liqueur d’érable contenant 25% d’alcool.

Le sirop offert en vente au détail, doit obligatoirement être classé. Le sucrier écoule ses produits par la vente au détail, en vrac, en barils.

La fabrication du sucre et du sirop d’érable est particulière au Canada, principalement dans la province de Québec, dans les Maritimes et l’Ontario, et aussi dans les États de la Nouvelle-Angleterre. À lui seul, le Québec produit 90% du sirop d’érable canadien. Il est considéré comme le principal producteur de sirop d’érable au monde.

Plusieurs instruments et récipients sont nécessaires au sucrier pour effectuer son travail tels que: seaux, goudrelles, bassins, écouvette (écumeuse), trempeuse, palette trouée, palette à brasser, moules à sucre, marteau, mèche, chalumeaux. Plus près de nous, de nouveaux instruments se sont ajoutés pour faciliter son travail comme le thermomètre, le colorimètre, l’hydromètre, la sertisseuse, l’évaporateur servant à l’ébullition de l’eau, les chaudières, les couvercles.

Le travail du sucrier est assez ardu. La saison des sucres dure environ 6 semaines, mais il ne faut pas prétendre que son travail s’arrête là. En effet, le propriétaire d’une sucrerie doit exécuter différents travaux avant la fabrication du sirop tels que la préparation de ‘’ses chemins de cabane’’,  pour faciliter le ramassage de l’eau, l’entaillage des érables. Il doit aussi consacrer du temps à l’abattage du bois, qui lui sert de combustible, puis à le fendre, le transporter et le remiser. Il doit voir à l’entretien de ses bâtiments. La saison des sucres terminée, il doit ‘’désentailler’’ ses érables, laver les seaux, chalumeaux, bassins, l’évaporateur et les remiser. Anciennement, la saison des sucres était pour plusieurs une corvée familiale.

On ne peut passer sous silence le fameux phénomène de la coulée. Un physiologiste met un terme aux débats quant à savoir si la sève vient des racines ou si elle descend des branches. ‘’La coulée se déroule en deux étapes: une phase d‘absorption pendant les nuits froides et phase d’exsudation lors du réchauffement de la température. Pendant les nuits froides, la température des fines branches, aux extrémités de l’arbre, s’abaisse au-dessous du point de congélation provoquant le gel de la sève. Le noyau de glace ainsi formé attire la sève vers le haut de l’arbre et assèche les entailles. Lors du réchauffement des températures, le lendemain, la sève congelée redevient liquide et descend par gravité vers les entailles’’. (4)

La sève de l’érable renferme de 2 à 3 % de sucre. Ce pourcentage de sucre est formé d’une petite quantité de matières minérales et organiques qui donnent au sirop son goût et son odeur particuliers. Pour obtenir un litre de sirop, le sucrier doit évaporer entre 20 et 40 litres d’eau d’érable. Le rendement moyen est d’environ 2.5 lbs de sirop par entaille.

Les parties de sucre ont été et sont encore une occasion de réjouissances. Elles donnaient lieu à de délicieux repas pris à la cabane. On y servait le réduit, la trempette, ‘’les oreilles de Christ’’ (grillades de lard salé), les oeufs dans le sirop, les «pépères», les fèves au lard, les tartines de crème fraîche recouvertes de sucre d’érable haché, les crêpes, le beurre d’érable. On en profitait pour prendre un ‘’petit coup de caribou’’ ou de ‘’bagosse des sucres’’. On léchait la palette, mangeait de la tire sur la neige, du sucre mou encore chaud. Après le dîner, c’était la marche en forêt. Les parties de sucre étaient très animées, on chantait des chansons à boire, des chansons gaillardes, on dansait, on «giguait», le violoneux avait sa place évidemment. On s’amusait ferme, on se jouait des tours, se collait le visage avec de la tire, se noircissait le visage avec de la suie prise dans un tuyau de poêle. De nos jours, ces parties de sucre existent encore, mais sous forme commerciale. Elles n’ont pas la chaleur d‘autrefois.

Des légendes entourent le temps des sucres. Plusieurs chansons et dictons ont trait aux sucres. Voici deux dictons: ‘’Quand la neige tombe épaisse et moelleuse c’est une bordée de sucres’’ et ‘’Quand la débâcle est arrivée, c’est le temps de cabaner’’. Il existe un langage pour les sucriers.

Un festival de l’érable est organisé depuis plus de 35 ans. L’événement annuel est marqué de plusieurs activités: repas à l’érable, animation, partie de sucre. Il y a aussi le concours des produits de l’érable parrainé par l’Institut québécois de l’érable. Ce concours était réservé aux producteurs du Québec. En 1995, il s’internationalise et des invitations à participer sont lancées aux acériculteurs des Maritimes, de l’Ontario et de la Nouvelle-Angleterre. Le titre de ‘’maître sucrier’’ est attribué au concurrent le plus méritant. Le gagnant a, l’année suivante, le privilège de vendre ses produits lors de la tenue du festival et ceux-ci auront une place d’honneur lors d’activités.

Le travail du sucrier a beaucoup évolué. Il ne produit plus seulement pour ses besoins mais comme revenu d’appoint. Ses tâches sont toujours nombreuses même si la modernisation les rend plus faciles à exécuter physiquement.

Le sucrier ne peut plus utiliser les méthodes artisanales s’il veut retirer un revenu intéressant de son érablière. Il se voit dans l’obligation d’emprunter la voie du modernisme. On a développé des moyens plus efficaces pour recueillir l’eau, faciliter son évaporation et accélérer sa transformation en sirop et en sucre.

L’acériculteur moderne remplace ses chaudières par un système de tubulure, augmente le nombre d’entailles, installe un système d’osmose et utilise le mazout plutôt que le bois comme combustible. Il peut aussi transformer sa cabane à sucre en salle de réception ouverte à l’année. La fabrication des produits de l’érable est devenue une véritable industrie. Des acériculteurs sont propriétaires d’érablières dépassant les 10 000 entailles, certains ont même 40 000 entailles.

Le Canada exporte les produits de l’érable. ‘’En 1993, le Canada a écoulé 153 millions de kg de sirop d’une valeur de plus de 50 millions de dollars dans près d’une vingtaine de pays à travers le monde’’. (5)  Les États-Unis sont le plus important importateur de sirop canadien avec 86% de nos exportations.

La saison des sucres évoque pour la plupart d’entre nous l’image traditionnelle de la bonne vieille cabane à sucre.

Avec la demande grandissante des produits de l’érable le travail du sucrier est loin d’être terminé.

Quel bon … métier!

BIBLIOGRAPHIE

1. Lacoursière, J., et Bizier, M.A. La légende des sucres, article publié dans le Perpective.

2. Un art de vivre, La Beauce et les Beaucerons, portraits d’une région 1737-1987, p. 265.

3. La maison des sucres au Québec, dépliant publié par le Ministère de l’Énergie et des Ressources, Québec.

4. Lacombe, Réjean, Étude sur l’acériculture au Québec, article publié dans le Soleil, Québec, 22 avril 1995.

5. Communiqué publié dans L’Érable une richesse irremplaçable, colloque régional sur l’érable, 9 février 1994.

Autres sources:

Lacoursière, Vaugeois, Provencher, Canada-Québec, synthèse historique.

Encyclopédie Grolier, tome IV et X, la Société Grolier Itée, 1954.

Articles publiés dans La Tribune, Sherbrooke, entre janvier 1995 et mai 1995.

*****

Cliquez ici pour retourner aux articles précédents de cette série.

Cliquez ici pour retourner à la page d’accueil du site pour lire ou relire d’autres articles.

__________

L’Entraide numérique est un site Web de publication d’articles publié par la Société de généalogie des Cantons-de-l’Est (SGCE) ayant pour objectif le partage des connaissances de nos membres. Il se veut un complément à notre revue L’Entraide généalogique. Ce site Web publie deux fois par semaine, soit les lundis et jeudis, sur des sujets liés à la généalogie, à l’histoire ou au patrimoine québécois. Le site est ouvert à tous, membres et non-membres de la SGCE. On peut s’y abonner sur la page d’accueil du site et ainsi recevoir une infolettre qui vous envoie l’intégralité de chaque article dès sa publication.



Laisser un commentaire

Armoiries de la Société

À PROPOS DE NOUS

Bienvenue sur L’Entraide numérique, la nouvelle plateforme numérique de publication d’articles de la Société de généalogie des Cantons-de-l’Est. Nous publions deux fois par semaine, les lundis et jeudis.

Nos collaborateurs publient sur des sujets variés liés de près ou de loin à la généalogie, à l’histoire et au patrimoine.

POUR NOUS JOINDRE:

redaction@lentraidenumerique.ca

L’Entraide numérique est toujours à la recherche de bonnes histoires à raconter à nos lecteurs. Que ce soit pour un sujet lié à l’histoire, à la généalogie ou au patrimoine régional, n’hésitez pas à nous envoyer votre article ou encore à nous contacter pour en discuter davantage.

ACCÉDEZ AUX Articles PAR THÈME:

LIENS UTILES:

ARCHIVES PAR MOIS :

ABONNEZ-VOUS À NOTRE INFOLETTRE