Après une pause estivale qui est devenue malgré moi une pause santé qui s’est prolongée durant tout l’automne (c.à.d. un quatruple pontage coronarien à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa), L’Entraide numérique reprend ses activités à partir d’aujourd’hui après un long arrêt de six mois. Nous publierons maintenant deux fois par semaine à savoir les lundis et les jeudis.
Nous reprenons donc nos activités avec un article provenant des archives de la revue L’Entraide généalogique, écrit par notre confrère Pierre Connolly. L’article fut publié en 2003 (Vol. 26, No. 2).
Temps de lecture estimé : 11 minutes.
Profitons-en pour vous souhaiter le meilleur en cette nouvelle année 2025!
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La question n’est pas nouvelle! En 1663, alors qu‘il se trouvait en France comme délégué de la jeune colonie pour convaincre la cour d’y envoyer des supports, Pierre Boucher se faisait poser la question «Quelle boisson boit-on à l’ordinaire» en Nouvelle-France? N’aurions-nous pas le goût, nous aussi, à plus de 300 ans de distance, de poser cette même question à notre tour?
M. Benjamin Sulte signe en 1892 un court texte qu’il intitule «Ce qu’ils buvaient». Ce texte est publié dans le volume 1 des Mélanges Historiques, en page 70. Je me servirai abondamment de cet article pour voir avec vous que nos ancêtres de l’époque du régime français savaient fort bien «se tenir dans l’état d’humidité voulu par la nature (note 1)». Ceux et celles d’entre vous qui avez fréquenté les textes anciens avez sans doute entendu parler du «bouillon» que consommaient nos ancêtres: qu’est-ce que c’est? Et la fameuse «bière d’épinette»: c’était quoi au juste? Buvaient-ils du vin, du cidre, de la bière? Et le rhum, lui, et puis la «guildive» alors? Enfin, sans entrer dans la catégorie «livre de recette», cet article tâchera d’éclairer le sujet.
Sur la question «Que buvaient-ils?», finalement, Sulte dit ceci d’entrée de jeu «Ils buvaient de la cervoise qu’ils fabriquaient avec du blé, de l’orge ou du houblon mouillé, rendu liquide, puis fermenté – de la bière. pour vous faire plaisir (note 2)». Eh oui, mais pas uniquement, loin de là.
Effectivement, en Europe, la bière a été de loin la boisson la plus répandue depuis l’époque de l’empire romain jusqu’aux alentours du 15e siècle. Nous avons, par exemple, le témoignage de l’historien Tacite (note 3) qui raconte autour de l’an 100 que les Germains fabriquaient la bière en quantité, et que leurs voisins, les Gaulois, en raffolaient également, sans parvenir à la fabriquer aussi bien cependant. La bière est populaire parce que sa matière première est omniprésente, qu’elle est facile à fabriquer et que son coût est par conséquent très bas. Notons au passage que ce n’est que vers le 12e siècle que l’on commença à moduler le goût de la bière à l’aide de houblon. De même, la Hollande et la Belgique ne connaissent que la bière jusqu’au 14e siècle.
En Europe toujours, le vin est venu du sud, lentement, à partir de l’Italie surtout. Sans doute que les croisés ont contribué à cette migration puisque c’est vers les 11e et 12e siècles que le vin commença à atteindre le nord de la France; son coût élevé, par comparaison à celui de la bière, restreignait l’usage du vin à l’aristocratie surtout.
Le cidre était connu également en Europe; on le fabriquait depuis fort longtemps en Normandie, au pays de la pomme, mais jamais il n’avait conquis les masses. Il profita de la progression du vin au détriment de la bière pour s’implanter un peu plus lui aussi dans la bourgeoisie. «Les chroniques racontent que les Parisiens notables, habitués à la bière et au vin, se crurent empoisonnés lorsque l’Évêque de Lisieux (en Normandie) leur eut fait boire du cidre, en 1380 (note 4)», nous dit Sulte.
Et chez nous, alors? On ne saurait imposer une chronologie certaine de l’utilisation des boissons alcoolisées chez nous sous le régime français. Mais on sait que dès les premiers hivers que les Français ont passés ici, ce sont les amérindiens qui leur ont servi une espèce de boisson fabriquée à partir de branches d’épinettes; cette boisson faisait merveille contre le fameux scorbut qui emportait tant de monde. Ces indiens, qui ne connaissaient pas la fermentation, fabriquaient ainsi ce qu’on pourrait désigner comme l’ancêtre de la fameuse bière d’épinette. Louis Hébert, en tant qu’apothicaire et herboriste, a sans doute utilisé ce remède pour soigner les siens. La vraie bière d’épinette, telle qu’on la connaîtra si populairement plus tard, se fabriquait avec des branches d’épinettes, dont le jus était mis à fermenter avec de la mélasse. Le général Amherst en donne la recette suivante en 1760:
«Take 7 Pounds of good spruce & boil it well till the bark peels off, then take the spruce out & put three Gallons of Molasses to the Liquor & and boil it again, scum it well as it boils, then take it out the kettle & put it into a cooler, boil the remained of the water sufficient for a Barrel of thirty Gallons, if the kettle is not large enough to boil it together, when milkwarm in the Cooler put a pint of Yeast into it and mix well. Then put it into a Barrel and let it work for two or three days, keep filling it up as it works out. When done working, bung it up with a Tent Peg in the Barrel to give it vent every now and then. It may be used in up to two or three days after. If wanted to be bottled it should stand a fortnight in the Cask. It will keep a great while (note 5).
Dans son journal, le 11 octobre 1756, M. de Bougainville écrit ceci depuis Québec:
«M. de Bleury est arrivé à 3 heures avec un convoi de 35 bateaux. Il n’a point apporté de vin, l’armée est à l’eau et à la bière depuis quinze jours. Cette bière ou sapinette se fait avec de la mélasse ou lie de cassonade et de la pruche qui est une espèce de sapin, dont on fait bouillir les branches quand elle est en sève. La cantine de M. de Lotbinière est seule fournie de vin, l’hôpital même en manque (note 6)».
Enfin, dans son rapport au ministre de la marine en 1758, le même M. de Bougainville dit, parlant de la mélasse que l’on importe de La Martinique, «elle est nécessaire pour faire la boisson du pays, que l’on appelle sapinette; elle se fait avec les feuilles d’un arbre appelé l’épinette; on y met par barrique de cent dix pots, deux pots de mélasse… (note 7)». Il n’est pas sans intérêt de voir comment M. de Bougainville désigne la bière d’épinette sous le nom de «boisson du pays»!!! DeBougainville dit de cette sapinette qu’elle «est très rafraîchissante et très saine, mais a un goût douceâtre mêlé d’amertume auquel on s’habitue difficilement (note 8)». Mais, c’était de la bière! Si la bière d’épinette a connu son heure de gloire, il nous faut aussi parler du fameux «bouillon» dont parlent les vieilles chroniques. La coutume du bouillon, selon Sulte, vient de la Picardie et de la Haute Normandie, où on se fabriquait ce breuvage en ajoutant à de l’eau une sorte de pâte crue, mais levée et fermentée; on ajoutait à un pot d’eau la grosseur d’un œuf de cette pâte que l’on délayait et qu’on buvait. On sait que la coutume de boire ce bouillon s’est maintenue au moins jusque vers les 1670 puisque dans un inventaire de cette époque, on trouve mention de barils de bouillon.
Mon ancêtre Pierre Boucher (permettez que je me pète les bretelles!) dit, dans son volume de 1664 en réponse à des questions qu’on lui pose en France: «À l’ordinaire, on boit du vin dans les meilleures maisons de la colonie, de la bière dans d’autres, aussi un breuvage appelé bouillon qui se boit communément dans toutes les maisons. Les plus pauvres boivent de l’eau, qui est fort bonne et commune en ce pays-ci (note 9). Interrogé sur le prix des boissons en Nouvelle-France, Boucher dit que le vin vaut 10 sols la pinte, alors que l’eau-de-vie vaut 30 sols la pinte (note 10). Or, on peut dire que le salaire horaire de l’époque, pour un travailleur non spécialisé, est d’environ 2 sols” (note 11). Et donc, pour s’acheter une bouteille de vin, il fallait à cette époque travailler une demi-journée! C’est l’équivalent, en 2003, d’environ 50$ pour une pinte de vin, en assumant un salaire horaire de 10$. Et pour une bouteille de rhum, il faudra travailler 15 heures, soit une journée et demie, ou l’équivalent, pour nous, de 150$. Vive la bière!!!
Dans une colonie comme était le Nouvelle-France, la bière était certainement plus facile à produire que le vin et le cidre. La vigne est sensible au froid, du moins dans ses variétés plus primitives. Les pommes connaissent des caprices saisonniers: une année la récolte est bonne et l’autre pas. Les céréales sont faciles à produire en abondance. On ne s’étonnera donc pas de voir notre bon intendant Talon, vers les 1670, fonder des brasseries de bière, sans s’occuper du cidre: c’est que la bière avait la faveur du bon peuple. Dans une correspondance à la Cour du Roi, Talon mentionne qu’il a fait planter «six mille perches de houblon qui produisent du fruict autant abondamment et d’aussi bonne qualité que celuy des houblonnières de Flandre (note 12)». Et d’ailleurs, Mgr de Saint-Valliers ne suggère-t-il pas que l’on «commence à cultiver le houblon comme les Jésuites le font à leur houblonnière de la Rivière Saint-Charles» afin de pouvoir brasser la bière pour les Messieurs du Séminaire de Québec qui n’ont présentement à boire que d’eau de la rivière (note 13)»!
Le commerce avec les Antilles avait exposé la population aux eaux-de-vie fortes telles le Rhum et la guildive. La guildive en question est une eau-de-vie de basse qualité que l’on fabriquait en fermentant les résidus de la cane, après extraction du sucre, avec de la mélasse. C’était un rhum de pauvre, ni plus ni moins. Mais, même si le rhum et la guildive étaient peu cher, ils étaient encore d’un prix plus élevé que la bonne vieille bière, surtout celle que l’on fabriquait soi-même et qui ne coûtait à peu près rien.
Il est passionnant de voir que nos ancêtres avaient accès à plusieurs sortes de boissons alcoolisées, des plus rudimentaires au plus sophistiquées. Leur choix était donc forcément restreint par leur budget. Dans une économie où il y a très peu d’argent sonnant en circulation, et où le troc règne forcément en maître, on comprend que les produits de fabrication locale sont naturellement plus populaires que les produits importés, qu’il faut bien finir par payer. Mais pour qui pouvait «supporter» la bière ou le bouillon, la vie pouvait quand même avoir ses bons moments. Et elle en avait!
Références :
(1) B. Sulte, Mélanges historiques, Vol 1, p. 77
(2) Op. cit. p. 70
(3) Tacite, La Germanie ou Mœurs des Germains. Au ch. XXIII »Leur boisson est une liqueur faite d‘orge ou de froment, à laquelle la fermentation donne quelque ressemblance avec le vin »
(4) Op. cit. p. 73
(5) Extrait du Journal de Jeffery Amherst. 1760: http://www.histoireqc.com/historique/beer.html
(6) RANQ – Journal de l‘expédition d‘Amérique commencée en l‘année 1756, le 15 mars
(7) RANQ – La mission de M. de Bougainville en France en 1758
(8) Ibid.
(9) Pierre Boucher, Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada,1664. Page 140 dans l‘édition originale de 1664
(10) Op. cit. p. 136
(11) American-Canadian Genealogist, Vol. 23, Spring 1997
(12) RANQ – Correspondance entre la cour et l’Intendant Talon
(13) RANQ – Inventaire des documents concernant l’Église du Canada 1610-1699, Mgr de Saint-Valliers
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